LE MONDE DE JULIEN - 10E PARTIE

Une affaire en or
Après son burn-out comme instituteur, Julien est repartit avec sa petite famille au Brésil. Là-bas, il a acheté un lopin de terre dans la région montagneuse de Serra da Mantiqueira, entre Rio de Janeiro et São Paulo. Une parcelle de dix mille mètres carrés qu’il avait eu pour une bouchée de pain et sur laquelle il avait fait construire une maison dont il avait dessiné les plans. C’était une sorte de grand chalet tout en bois d’eucalyptus avec un toit de tuiles rouges et une terrasse qui courait tout autour, aux premières loges d’un paysage panoramique à trois cent soixante degrés, vallonné et boisé qui rappelait la Suisse. Après un an de travaux et trois entrepreneurs successifs, Julien avait dû jeter l’éponge ayant atteint le fond de son bas de laine. Le vent violent au sommet qui battait à la mauvaise saison le mamelon, sans arbres pour freiner sa course, avait une fois de plus emporté les tuiles, et les rêves de Julien.
Il était temps de repartir.
De retour à Tahiti, il avait créé une petite entreprise, encore une, dont il avait vu fonctionner le concept au Brésil. Une société de troc de produits et services entre professionnels. Faire du troc entre deux personnes, c’est très aléatoire parce qu’on ne trouve jamais la bonne personne qui a le bon produit mais lorsque les offres et les demandes viennent d’un réseau de dizaines, voire de centaines de professionnels, alors les biens trouvent aisément leurs nouveaux acquéreurs. Julien avait installé son bureau chez lui, fait imprimé le matériel de marketing, engagé un commercial et s’était fait interviewer par la presse locale toujours friande de nouveautés. L’idée était séduisante mais par trop avant-gardiste pour le landerneau du commerce tahitien. Après deux mois à ramer contre l’inertie des habitudes, Julien dut, à regret, lâcher l’affaire. Son capital avait fondu comme neige au soleil et il se retrouvait une fois de plus une main devant une main derrière. Avec trois enfants et un loyer, il fallait urgemment trouver une nouvelle idée. Pas dans un mois, tout de suite. Qu’est-ce qui marcherait à coup sûr? La bouffe, bien sûr! Il avait déjà l’équipe, le local et le savoir faire. Il ne fallut que quelques minutes pour convaincre madame qui commençait sérieusement à s’inquiéter de l’état des finances. Elle serait aux fourneaux et lui à la livraison. A l’époque - c’était en 1991 - personne ne livrait de repas dans les entreprises et les administrations. Le « Restophone » a démarré sur les chapeaux de roue. Dès le premier jour, Julien est rentré à la maison ayant vendu tout ce que son cordon bleue d’épouse, avait mitonné.
Chaque matin, il partait avec quatre glacières en bandoulière sur les épaules: deux pour les plats chauds, une pour les plats froids et une pour les boissons. Chargé comme un mulet, dans la force de l’âge, Julien faisait sa tournée tambour battant pour livrer les repas tant attendus et déjà entièrement commandés la veille. Les clients se régalaient et l’argent rentrait à flot.
Au bout de deux ans, notre maître queux dit qu’elle était fiu. OK, a dit Julien, on va vendre l’affaire! « Pfff! n’importe quoi! » », a soupiré l’incrédule. « Seigneur, sont-elles toutes comme ça? », pensa Julien, les yeux au ciel. « Toutes! » répondit Dieu dans la nuée qui s’échappait de la cafetière.
Quoi qu’il en soit le mois suivant l’affaire était vendue pour un bon prix et Julien était prêt pour un nouveau business qui allait lui permettre de vivre quasiment sans travailler pendant une quinzaine d’années.
Mais ça c’est une autre histoire que je raconterai peut-être un jour…
* fiu: las, lasse, en avoir assez d'une situation