PHILIPPE MEUNIER


Le monde de Julien - 9


LE MONDE DE JULIEN - 9E PARTIE




Instituteur à Bora Bora

Après s’être essayé au monde de la publicité pendant ses premières années de vie professsionnelle, Julien avait résolu qu’investir sa créativité pour présenter sous leur meilleur jour des trucs pas forcément bons pour les gens n'était pas pour lui. Les produits de consommation, c’est un peu comme les gangsters: ils ont droit à être défendus par un avocat, peu importe leurs méfaits. Mais julien n'avait pas vocation à ça. A l’époque, le service de l’éducation manquait d’instituteurs dans les zones reculées et recrutait des suppléants. Condition: avoir le Bac. Julien l’avait et rêvait d’une vie loin de la modernité. Il postula. Un mois plus tard, il reçut son affectation: Bora Bora. Une semaine après, il embarquait sur la "
goélette" inter-îles, avec femme, enfants, baluchon et plein d’étoiles dans les yeux.
Notre petite famille avait trouvé un charmant
fare polynésien au bord de la plage de Matira. Sable blanc, eaux turquoises, le décor de cette nouvelle vie était juste parfait. C’était le mois d’août, au début des années 80.
Il restait encore quelques semaines de grandes vacances, le temps prendre ses marques avant la rentrée.

Julien avait été affecté (ça sonne presque comme une maladie, on verra pourquoi) à la classe de CT, la classe de terminale primaire. Julien ne savait même pas que ça existait. A l’origine, il s’agissait d’une classe préparant au certificat d’étude qui pour la majorité des lauréats marquait l'entrée dans la vie active. Cependant, cette « filière », au fil des années, avait perdu sa finalité. C’était devenu la voie de garage des échecs scolaires et autres cas sociaux. On y parquait des enfants de douze à quatorze ans pour lesquels le système éducatif avait jeté l’éponge, mais devait bien les garder, instruction obligatoire oblige. C’était un concentré de naufrages. Le triangle des inaptitudes. Alors que les autres classes ne comptaient qu’un cas ou deux, Julien faisait carton plein - trente sur trente.

La première année, Julien, tout feu tout flamme, avait relevé le défi de la classe maudite avec enthousiasme. Il aimait les challenges. Tout sauf la routine! Réalisant que les manuels scolaires disponibles étaient totalement inadaptés à la situation de ses élèves qui pour moitié ne savaient ni lire ni écrire, il avait investi dans du matériel de la méthode Freinet, un système pédagogique qui permettent à chaque enfant d’avancer à son rythme, privilégiant la mise en situations réelles, et remplaçant les notations et les classements par des évaluations de compétences pour chaque expérimentation. Notre vaillant petit intit’ avait mis en place un potager derrière la classe, une "station météo" avec relevés quotidiens et des visites hebdomadaires chez les artisans de l’île. Il lui aurait fallu quelques paires de bras supplémentaires pour mener à bien tous ces projets mais Julien puisait son énergie dans les yeux des enfants qui pour la première fois n’étaient plus des cancres et des bons à rien.
Pourtant, derrière chaque regard était tapi un crève-coeur. Il y avait le petit Marcel dont le sourire rigolard laissait apparaitre deux rangées de chicots jaunes et noirs clairsemés et totalement étrangers à la brosse à dents. Parfois, il disparaissait quelques jours lorsque la lune était favorable à la pêche ou que c’était le temps de la récolte au
fa’aapu familial. Il y avait le grand Michel, l’aîné de la classe, pitre et bagarreur, coutumier de menus larcins, qui tomberait probablement dans la délinquance à la première opportunité. Heureusement, l’île n’en offrait guère. Il y avait Belinda, une gamine avec un bec de lièvre que tous les enfants appelaient Fonfon à cause de son défaut de prononciation. Elle avait été abandonnée bébé par ses parents et adoptée par un couple de notables qui se servaient de la petite comme de leur bonne. Un jour, elle était arrivée à l’école sa belle chevelure noire coupée à raz pour un ménage bâclé.
Julien aimait sa bande de rustauds si attachants et fatigants. Chaque jour, sa mission le drainait insidieusement davantage mais Julien était trop orgueilleux pour le reconnaître.

Jusqu'au jour...

*
fare: maison
* goélette: navire (autrefois à voile, maintenant à moteur) qui fait la liaison entre les îles
*
fa’aapu: plantation

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